mercredi 5 juin 2013

“Nous ne vivons pas une crise mais une mutation profonde que l’ensemble des acteurs n’a pas su anticiper”

Interrogé dans Le Nouvel économiste, Laurent Berger voit dans le dialogue social un vecteur d’avancées pour les droits des salariés mais aussi un outil de compétitivité pour les entreprises.

Si, à l’heure actuelle, le climat social est inquiétant c’est parce que la situation sociale est dégradée. Parce qu’il y a en France 5 millions de chômeurs, 9 millions de précaires et une pauvreté qui progresse. Ce ne sont ni les courbes du chômage, ni les grandes moyennes qui nous sont présentées qui sont inquiétantes mais cette réalité sociale.

Ce quotidien vécu par des millions de personnes qui peinent à boucler les fins de mois pour cause de chômage ou de temps partiel subi, qui s’inquiètent de leur avenir et de celui de leurs enfants parce qu’il n’y a pas suffisamment de créations d’emplois, qui ont peur de perdre leur poste parce qu’ils n’ont pas eu de formation professionnelle depuis des années et qu’ils savent que, si un jour leur entreprise décide de se séparer d’eux, ils auront beaucoup de mal à se repositionner sur le marché du travail… Ce sont les difficultés réelles et quotidiennes de millions d’hommes et de femmes qui rendent le climat social préoccupant, ce qu’on a tendance à oublier à force de raisonner uniquement en termes de statistiques chiffrées.

Oui le climat est tendu, mais ce qui me paraît plus dangereux encore, c’est le pessimisme ambiant ; ce sentiment qu’il n’y a plus rien à faire, que le chômage et les destructions d’emplois sont désormais des fatalités, qu’il ne reste plus qu’à pointer des responsabilités au lieu d’agir pour tenter de changer les choses. Mais nous, nous ne sommes pas de ceux qui renoncent. Notre rôle consiste à nous engager pour faire bouger les lignes et c’est ce que nous avons fait en signant l’accord du 11 janvier sur la flexisécurité de l’emploi.

Les responsabilités collectives
Je pense que cette situation résulte de responsabilités collectives. Que nous ne vivons pas une crise mais une mutation profonde que l’ensemble des acteurs – politiques, économiques, syndicaux… – n’a pas su anticiper. Il est clair que la financiarisation de l’économie a emmené beaucoup d’entreprises à accorder une place surdimensionnée au capital par rapport aux autres dimensions de l’entreprise, ce qui a eu pour effet de rompre les équilibres, mais comme selon moi le rôle du syndicalisme consiste à peser sur les choix économiques, nous avons aussi à nous interroger.

Ainsi, nous n’avons pas toujours été conscients du fait que nous assistions à la fin d’un certain modèle de production et que, en voulant parfois protéger – et à juste titre – les salariés d’un certain nombre de difficultés, nous nous cantonnions à jouer les pompiers au lieu de nous placer dans l’anticipation.

De notre côté, nous disons depuis longtemps que, pour lutter contre la précarité de l’emploi et la croissance du chômage, mieux vaut travailler sur les parcours professionnels et sur les droits attachés à ces parcours plutôt que sur le code du travail. C’est parce qu’à la CFDT nous en sommes convaincus que nous avons récemment signé l’accord du 11 janvier qui dégage certaines marges de manœuvre au sein des entreprises afin de leur permettre de s’adapter à cette nouvelle conjoncture économique et de préserver l’emploi en ajustant, temporairement et par la négociation, les conditions – en terme de rémunération et de temps de travail – plutôt que de licencier à la première difficulté.

L’accord du 11 janvier
Cet accord nous paraît extrêmement prometteur. D’abord parce qu’il accorde des droits nouveaux aux salariés les plus fragiles en s’attachant à leur parcours professionnel et non à leur contrat, ce qui constitue une étape fondamentale dans la sécurisation des parcours professionnels, laquelle passe par le compte personnel de formation, le droit à la complémentaire santé, l’assurance chômage, etc. Deuxième point, cet accord prévoit des dispositifs adaptés pour préserver l’emploi – dans le cadre du dialogue social – dans les entreprises en période de tension économique.

Enfin, il facilite l’anticipation économique et sociale en octroyant de nouveaux droits aux représentants du personnel. Des droits qui leur permettent désormais de ne plus, encore une fois, limiter leur rôle à celui du pompier pour être davantage dans le dialogue avec les dirigeants et, au final, peser plus sur les stratégies d’entreprises.

Ces différents points ont pour effet de restaurer une capacité de dialogue et d’action au sein des entreprises si bien que, si chacun des acteurs qui l’ont signé – y compris du côté du patronat- jouent le jeu, il y a là de quoi faire réellement bouger les choses. Avec cet accord, on change le paradigme entre l’économique et le social, le second cessant d’être le supplétif, la part variable, du premier. Désormais, les deux sont imbriqués ce qui est tout sauf anodin dans un pays qui, comme le nôtre, souffre d’un manque de coopération. En clair, avec cet accord, on réintroduit de la marge de manœuvre et on se dote d’un outil qui permet de préserver l’emploi.

La conférence sociale
Nous attendons de la conférence sociale qu’elle soit fortement centrée sur l’emploi. Les grands thèmes devant tout d’abord porter sur le soutien aux chômeurs et le retour à l’emploi – qui suppose une bien meilleure mobilisation et coordination des dispositifs déjà existants puisque, pour l’heure, chacun (régions, entreprises, chambres de commerce…) agit dans son coin – et la réforme, ou du moins l’adaptation de la formation professionnelle. Celle-ci doit être davantage accessible à ceux qui en ont le plus besoin – comme les chômeurs et les salariés les moins qualifiés – pour donner à chacun plus de chance de s’insérer ou de se maintenir au travail. Autre problématique majeure : quels emplois pour demain ?

De notre côté nous pensons qu’il faut travailler sur la transition énergétique et sur les emplois qui en découleront car il n’y aura pas de mutation économique réussie sans transition professionnelle travaillée et accompagnée. Il est d’ailleurs frappant de constater que, sur certains secteurs, on peut aujourd’hui être en manque de salariés qualifiés tout simplement parce qu’on n’a pas su anticiper le besoin. Se préparer aux emplois de demain devra donc être un des sujets majeurs de la conférence.

Enfin, il faudra aborder la réalité du dumping social à l’intérieur même de l’Europe. On nous vante souvent le modèle allemand mais je rappelle que, si des abattoirs ferment en France, c’est aussi parce qu’il existe là-bas des salariés à bas coût et que la mobilité permet parfois aux entreprises d’en tirer profit. La conférence sociale doit donc travailler sur l’Europe en tant qu’opportunité de développements économiques et de transitions professionnelles mais aussi en tant que vecteur de risques sociaux. A cela s’ajoutent bien sûr la question des retraites et de la santé au travail.

La réindustrialisation
Il n’y aura pas de performance économique en France sans industrie forte, c’est pour moi une certitude. Je ne crois pas à la fin de l’industrie et je pense que ce serait une grosse erreur de faire comme si, désormais, on devait s’en passer. Il faut, au contraire, réfléchir à l’avenir du secteur industriel et le préparer pour mieux préserver ses activités. Prenez l’exemple des chantiers navals à Saint-Nazaire : dans un pays doté d’autant de façades maritimes et avec tout ce que recèlent les océans, y compris en terme de transition énergétique avec l’éolien marin, imaginer pouvoir se passer d’un outil performant dans le secteur de la construction navale n’a pas de sens.

Même chose avec l’aéronautique. L’industrie n’est pas en déclin par nature. Il faut sans cesse s’interroger sur les moyens de la renouveler, travailler sur les métiers de demain, réinventer la politique industrielle, la rendre plus performante… Cela passe par l’emploi et la R&D, bien sûr, mais il est clair que notre politique industrielle n’aura de sens que si on l’accompagne d’une politique européenne.

Réforme des retraites 
Ce que nous souhaitons concernant les retraites c’est une réforme de fond qui permette de réduire les inégalités au sein du système actuel. Il faut, bien évidemment, sauver la retraite par répartition, qui est le système pérenne et solidaire par excellence, mais nous voulons le faire en réduisant les inégalités qu’elle a créées au fil du temps. Je pense aux inégalités hommes-femmes – la retraite moyenne des hommes est supérieure à 1 600 euros, celle des femmes se situe à un peu plus de 900 euros -, aux gens qui ont eu des carrières morcelées, aux polypensionnés, qui ont cotisé dans deux régimes, privé et public, et qui sont pénalisés par des règles qui se cumulent difficilement, à ceux qui ont commencé à travailler tôt ou qui sont confrontés à la pénibilité du travail… La réforme de fond doit déboucher sur un système plus juste et plus lisible. Surtout, il y a aujourd’hui des inégalités fortes dans le système qu’il faut réduire.

Le combat syndical
Les idéaux ne sont pas incompatibles avec le dialogue social. Le moteur de l’engagement syndical reste, bien sûr, la volonté de changer les choses mais, pour moi, le syndicalisme aujourd’hui implique de regarder la réalité telle qu’elle est et d’en faire une critique constructive pour pouvoir la changer. Et pour la CFDT, le changement passe par une voie privilégiée qui est celle du dialogue social, ce qui n’exclut pas le rapport de force. Le dialogue social, la négociation, ce n’est pas une version molle de l’action syndicale mais le moyen efficace de faire émerger des compromis.

Ce qui, encore une fois, n’exclut pas l’action collective ou la volonté de combattre certaines réformes ou décisions lorsque c’est nécessaire. C’est cette capacité à mener à bien des négociations pour agir qui, selon moi, distingue les deux types de syndicalismes actuels : l’un se limitant à la contestation, l’autre allant jusqu’à l’engagement dans l’action. La CFDT se situe dans la seconde catégorie, elle l’a prouvé en signant l’accord du 11 janvier.

Le dialogue social 
Encore une fois, privilégier le dialogue social ne signifie pas se situer dans un syndicalisme mou mais être capable de s’engager dans du changement, de prendre position sur des propositions dès lors que celles-ci sont susceptibles de déboucher sur plus de justice sociale. C’est un syndicalisme convaincu, basé sur des valeurs et des objectifs. Un syndicalisme moderne qui n’a pas honte de peser dans certains changements mais qui ne fonctionne pas selon une logique d’opposition systématique.

Personnellement, et même si à la CGT et ailleurs nous avons été très critiqués pour cela, je suis fier d’avoir signé cet accord du 11 janvier, parce que je pense que cela nous a permis d’être utiles aux salariés, au monde du travail et à la société dans son ensemble en favorisant l’emploi plutôt que le chômage. Nous sommes le syndicat le plus implanté dans les entreprises privées et je fais confiance à nos représentants pour savoir ce qui est bon pour les salariés.

Reste que, c’est indéniable, il existe à l’heure actuelle deux types de syndicalisme. L’un plutôt réformiste, l’autre plutôt contestataire, et force est de reconnaître que le second profil convient bien à certains chefs d’entreprise qui, au final, préfèrent parfois avoir à gérer une bonne contestation qu’une approche de concertation qui emmènerait des syndicalistes à se mêler un peu trop de stratégie.

La compétitivité 
Ma conception des choses est que la société, tout comme le monde du travail, est traversée d’intérêts contradictoires et que ce qui fait une société démocratique c’est la capacité de chacun à confronter ces intérêts divergents pour en faire émerger des compromis. Chaque fois que, dans une société, on a fait en sorte que l’un l’emporte sur l’autre, on a créé des dictatures. Il faut donc que salariés et syndicalistes comprennent que c’est le dialogue social qui peut faire avancer leur situation et que, de leur côté, les chefs d’entreprise comprennent que le dialogue social n’est pas une contrainte de plus mais un facteur de compétitivité. Louis Gallois l’a dit dans son rapport : la France perd environ deux points de PIB parce qu’elle n’a pas intégré le dialogue social comme étant un facteur de compétitivité. Et lorsque l’on parle des performances de l’Allemagne, on oublie souvent de dire que l’un des facteurs de sa compétitivité tient dans sa capacité de dialogue social.

La culture du conflit
Nous sommes dans un pays assez marqué par la culture du conflit. Personnellement, le conflit d’intérêts divergents ne me fait pas peur, mais je pense qu’il doit servir à faire émerger des compromis. C’est absolument nécessaire pour obtenir des avancées, des droits nouveaux pour les salariés. C’est ce qui s’est produit avec cet accord du 11 janvier. Or en France, beaucoup confondent compromis et compromission. Pourtant, qu’on le veuille ou non, le compromis est ce qui permet à toute société, tout collectif, de fonctionner.

Encore une fois, cela n’empêche pas d’être en désaccord avec certaines stratégies. Cela permet de faire preuve de pragmatisme pour protéger les salariés en période de tensions économiques. Car si on donne un peu de marge de manœuvre aux entreprises, les salariés verront leurs intérêts défendus. Je le répète, la position de la CFDT consiste à promouvoir la justice sociale ; pas à faire la démonstration de certains principes par la politique du pire.

Le syndicalisme moderne
Je pense qu’une des missions essentielles du syndicalisme aujourd’hui consiste à protéger davantage ceux qui sont exclus du marché du travail, tous les salariés fragilisés – on peut être en CDI et en précarité parce qu’on a un temps partiel imposé ou qu’on est sur un emploi peu qualifié… -, ceux qui sont en risque de perdre leur travail, les chômeurs qui arrivent en fin de droit, etc. Pour cela il faut, sur chaque population, regarder où sont les priorités en terme de justice sociale. Pour donner plus à ceux qui ont le moins à l’aide de politiques ciblées.

Pour moi c’est cela le syndicalisme moderne : un engagement porté par du sens – la recherche de l’intérêt des salariés – et du pragmatisme parce qu’on est confronté à des réalités économiques qui l’exigent.

Par ailleurs, on désigne toujours le syndicalisme comme unique responsable de notre incapacité à nous adapter aux difficultés actuelles mais j’insiste sur le fait que, pour dialoguer, il faut être deux, et que certaines entreprises portent une lourde responsabilité dans la crise que nous traversons parce qu’elles n’ont pas su faire du dialogue social un outil de performance. Sur ce plan, il y a une révolution idéologique à mener auprès du patronat afin de changer cette vision erronée. Les syndicalistes ne sont pas des anti-entreprises et leur action ne se limite pas à des manifestations. Ce sont aussi des représentants du personnel qui se battent chaque jour pour faire émerger des propositions. Pour trouver des solutions. Et qui, le plus souvent, le font par la voie du dialogue social.

Le terrain
Bien sûr il arrive que surviennent des désaccords entre le siège et la base. En ce qui me concerne, je vais une fois par semaine à la rencontre des équipes syndicales, pour prendre la température, pour comprendre ce qui se passe et pour que mon action de responsable national soit nourrie de réalités. Cela permet de rester humble, de capter les inquiétudes et de ne pas se couper du terrain. Quand des divergences existent il faut chercher à les expliquer mais globalement la CFDT est une organisation qui fonctionne bien. Nous sommes implantés dans tous les champs professionnels (à 65 % dans les entreprises du privé et à 35 % dans le public) et nous sommes à jeu égal avec la CGT dans les entreprises parce que nous assumons notre position de syndicaliste réformiste, tourné vers l’engagement et donc, capable d’agir.

Nous sommes dans une société qui souffre d’un excès de commentaire et d’analyse. Pour moi, le commentaire, c’est le travail d’autres – d’experts, d’intellectuels, de journalistes… De notre côté, nous devons nous situer dans la proposition, dans l’engagement pour obtenir des avancées et dans l’action. Le statu quo est plus confortable pour chacun de nous mais collectivement, il nous emmène dans le mur. D’autant plus que nous vivons une crise de responsabilité : chacun doit en prendre sa part car se stigmatiser les uns les autres – patrons contre syndicats, syndicats contre patrons – ne nous fera pas avancer. La seule issue passe par le fait de confronter nos points de vue afin de nous mettre en capacité de trouver des solutions.

Propos recueillis par Caroline Castets

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