jeudi 22 novembre 2012

Ce qui nous pousse au zèle (puis au burn out)


Yoan travaillait chez EDF, il répondait aux particuliers par téléphone et leur proposait des services gratuits (prélèvement automatique, informations sur la consommation, etc.). Quand le marché a été ouvert à la concurrence en 2007, ces services sont devenus payants. On lui a demandé de faire du chiffre. Il a d’abord résisté, malgré les objectifs fixés, les challenges organisés, les primes versées :

« C’était un choix de ne pas vendre des services quand ce n’était pas nécessaire. Je voulais continuer à rendre service gratuitement. Cela correspondait à mes valeurs. »

Et pourtant... Au bout de quelques mois :
« Je me suis mis à culpabiliser de ne pas vendre assez. Je me suis mis la pression. Jusqu’à prendre l’initiative de rédiger un argumentaire pour recenser tout ce que nous pourrions répondre aux objections des clients auxquels on propose des service à vendre. Je l’ai soumis à la direction, qui a trouvé le document très utile. J’ai été félicité. »

Yoan ne comprend toujours pas ce qui a pu le pousser, de lui-même, à en faire plus que ce qui lui était demandé, à se donner plus de travail, à dépasser les consignes.
Il n’est pourtant pas le seul. Chez Publicis Consultants, Eric constate le même comportement chez certains de ses collègues :
« Certains sont devenus plus exigeants que les managers eux-mêmes. Ils restent tard le soir, ils cherchent à montrer qu’ils font mieux que les autres, alors qu’ils sont à la limite du burn out. »
Mais pourquoi aller jusqu’à dépasser les exigences de sa hiérarchie, au risque d’y laisser la santé ?


Un management par la culpabilisation

A force de chercher, Yoan pense avoir trouvé une première explication :
« Chez EDF, des objectifs d’équipe nous étaient fixés. Du coup, les autres commençaient à me regarder d’un mauvais œil, je plombais le résultat global en ne vendant pas. »
Pour le conseiller clientèle, c’est le résultat d’un « management par la culpabilisation », qui « fonctionne très bien » : le manager n’a rien à demander, il compte sur le fait que les salariés ne veulent pas pénaliser les collègues.
« On se met à faire la police nous-mêmes en fait, à nous autoréguler. »


Avoir la prime, garder son poste

Autre situation, constate le sociologue Stéphane Le Lay : la mise en concurrence entre salariés, qui incite à faire mieux que le collègue et, donc, à rester plus tard le soir, à décrocher plus de contrats, à vendre plus de produits, à abattre toujours plus d’ouvrage.

Pour le chercheur, dans les deux cas, les motivations sont les mêmes :

•la peur de perdre son emploi  ; 

•la volonté de toucher la prime ou d’être promu ; 
•la peur d’être sanctionné  ; 
•la peur d’être disqualifié, d’être en échec personnel, de « ne pas être à la hauteur à ses propres yeux ou aux yeux de son entourage ».




« Des motifs égoïstes »

Mais pourquoi de tels mécanismes ne fonctionnent-ils pas chez tous les salariés ? Pourquoi certains appliquent-ils strictement les consignes, d’autres sont-ils tire-au-flanc ou résistent, quand certains se laissent envahir par le boulot ?

Yoan, chez EDF, pense avoir cédé à la culpabilité par solidarité. Mais à y réfléchir un peu plus, pas seulement :
« Quand j’ai rédigé mon argumentaire – que personne ne m’avait demandé –, j’ai essayé d’en faire plus là où j’étais fort, pour pouvoir dire : ’’Chef, regardez, je fais ça bien, je ne fais pas que du mauvais, tenez-en compte. » Pour être bien vu, pour être reconnu. Ce sont des motifs égoïstes, au final, qui m’ont animé. »


Etre le chouchou

Pas « égoïstes », mais « intérieurs », estime Clothilde Lalanne. Pour la psychanalyste, les salariés qui ont besoin d’en faire plus, et surtout de le faire savoir, cherchent avant tout à « gagner quelque chose ».
La conscience professionnelle, la solidarité, et même la crainte de perdre son emploi viennent après :
« En période de crise, la crainte de perdre son poste est plus vive, certes, mais tout le monde ne réagit pas de la même manière. Seuls certains décident de travailler plus sans que cela leur soit demandé. »
Ceux qui ont besoin de :
• acquérir de l’amour ; 

• être le chouchou (comme dans la fratrie ou comme à l’école) ; 
• faire comme leur père, qui a toujours beaucoup travaillé : reproduire un schéma familial 
• se faire du mal, ne pas se respecter, au détriment de la vie personnelle, du sommeil, de la santé ; 
• éviter certaines situations : la personne peut par exemple craindre d’avoir du temps chez elle, alors que sa vie conjugale est tendue.




Une réaction à la crise ?

Ce que constate également Eric Diemer, créatif chez Publicis Consultants, une entreprise « soi-disant en sureffectif » :
« Dans mon service, nous sommes 40, et seules une dizaine de personnes s’autoproclament plus performantes que les autres, se prenant pour des petits chefs. Il y a des collègues qui réagissent à l’inverse face à cette culture d’entreprise, en disant : “Je fais le boulot qu’on me demande de faire”, “Arrête de fayoter”... »

Un délégué syndical identifie trois types de comportements dans son entreprise :

• ceux qui jouent les petits chefs et veulent montrer qu’ils travaillent plus ; 

• ceux qui travaillent beaucoup mais se taisent 
• ceux qui luttent contre la pression.



La première catégorie se serait développée depuis dix ans, estime Eric, 53 ans :

« Ça touche surtout les jeunes, qui finissent à pas d’heure et s’en plaignent, tout en montrant qu’ils en font plus que les autres. Dès l’école de commerce, ils ont intégré la pression globale. Et en entreprise, ils deviennent Shiva – à effectuer trois ou quatre tâches à la fois – sans même qu’on le leur demande. »

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